Alekan et Vierny : hommage à deux poètes de la Lumière

Henri Alekan et Sacha Vierny étaient deux des chefs opérateurs les plus méticuleux de l'histoire du cinéma. A leur tableau de chasse figurent des cinéastes tout aussi exigeants: Wenders, Resnais, Greenaway, Cocteau, Carné ou Losey. La Cinémathèque Suisse leur rend un bref hommage.

Ces deux hommes, décédés à un mois d'intervalle l'année dernière, ont voué à la lumière une passion si dévorante qu'elle les a, en retour, comme électrisés. On ne compte plus les témoignages de réalisateurs qui évoquent leur vivacité communicative, leur curiosité intacte, leur faculté d'émerveillement et leur dévotion quasi mystique à leur art.

Quêtes divergentes

Si la méticulosité de leur travail les réunit dans la famille des stylistes du 7e art (par opposition aux naturalistes comme le Raoul Coutard de la Nouvelle Vague), l'évolution de leurs carrières a suivi des chemins divergents : Alekan, qui avait commencé avec une série de films très léchés comme « La Belle et la Bête » (1946) de Jean Cocteau, a fini par trouver son bonheur dans des lumières très épurées, presqu'abstraites (L'Etat des Choses (1982) de Wim Wenders) ; Alors que Vierny a longtemps exploré un certain réalisme stylisé (L'Année dernière à Marienbad (1961) d'Alain Resnais) pour terminer sa carrière par des éclairages extrêmement sophistiqués, aux couleurs souvent flamboyantes (le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant (1989) de Peter Greenaway).

Alekan, le lyrique

L'histoire d'amour entre Alekan et la lumière remonte à son enfance, alors qu'il découvre un paysage nocturne éclairé par la lumière de gros projecteurs de cinéma d'une équipe de Hollywood, à Villefrance-sur-Mer. Après des études focalisées sur l'Art et l'optique, il côtoie comme assistant opérateur Eugen Shufftan, Périnal et d'autres pointures des effets spéciaux ou du réalisme poétique. Lorsque la seconde guerre mondiale éclate, il est l'un des rares professionnels du cinéma français à entrer dans la Résistance.

1946 marque son entrée dans la cour des grands : il signe la lumière de deux films radicalement différents : le drame néo-réaliste La Bataille du Rail de René Clément, et le poème visuel La Belle et la Bête de Cocteau. Sa contribution à la splendeur de ce dernier film fut si évidente que le cinéma français lui demandera pendant longtemps des images similaires (Anna Karenine de Julien Duvivier en 1948 ou Les Amants de Verone d'André Cayatte, en 1949).

Il sort ensuite du Noir et Blanc pour tâter de la couleur sur quelques films historiques, et tape dans l''il des producteurs américains. Il deviendra leur interlocuteur européen privilégié pour quelques grosses productions transatlantiques plus ou moins insipides, dont la plus connue reste sans doute le Topkapi de Jules Dassin (1964). Soleil Rouge, de Terence Young, marque en 1971 la fin de sa période « commerciale ».

Il ne travaillera depuis lors plus jamais pour les Etats-Unis, préférant oeuvrer sur des films plus « osés » comme le superbe « Figures in a Landcape » (Deux Hommes en Fuite, 1970) de Joseph Losey ' un réalisateur qu'il retrouvera en 1984 sur « La Truite ». Les années 70 sont pour lui une traversée du désert, qu'il met à profit pour écrire son livre « Des Lumières et des Ombres », une analyse extralucide de son métier dont la lecture est vivement recommandée.
Les années 80 sont marquées par sa fructueuse collaboration avec Wenders, pour lequel il créé les prodigieuses images en Noir et Blanc de L'Etat des Choses, en 1982 et des Ailes du Désir, en 1987. En 1993, il reçoit un Oscar pour l'ensemble de son 'uvre. On le voit ensuite superviser l'image des discours du Nouvel-An de Mitterrand, mais la cécité visuelle contraint le vieil homme à quitter les plateaux et à mener une retraite forcée, qu'il met à profit pour sonder encore davantage les mystères de la Lumière. Le destin a voulu que son fidèle chef électro Louis Cochet, avec lequel il avait travaillé sur 26 films, décède un mois avant lui, et deux jours avant Sacha Vierny.

Vierny, l'orfèvre

Vierny avait un don pour rendre lisibles les films les plus impénétrables de cinéastes réputés « difficiles » : Marguerite Duras, Raoul Ruiz, Pierre Kast, Alain Resnais et Peter Greenaway ont tous bénéficié de son goût des images limpides. Sa préférence pour les lumières tranchées, les clairs-obscurs, les couleurs saturées et les grandes profondeurs de champ donnait à ses compositions une patine qui les apparentait à la peinture, ce qui lui valut l'admiration inconditionnelle de Greenaway pour lequel il a éclairé sept films, dont Le ventre de l'Architecte (1987). Auparavant ce fut Resnais qui sut employer ses talents de styliste sur huit films dont Muriel (1963) et Stavisky (1974). Le réalisateur l'avait découvert alors qu'il assistait le grand Ghislain Cloquet sur les prises de vues de « Nuit et Brouillard » en 1955. Vierny a également travaillé en Suisse avec Patricia Moraz sur Le Chemin Perdu en 1979.

Très discret sur son art, il avait déclaré : « J'ai été choisi comme opérateur pour faire une image qui ne soit pas une image putain. Il faut savoir être modeste : je ne suis qu'une cheville ouvrière. Je devrais tout de même en faire un peu, de temps en temps, pour me faire valoir. Mais ce n'est pas mon genre. »

Pascal Montjovent