Cet article fait partie d'une collection d'enquêtes/interviews/chroniques de Pascal Montjovent parues dans divers médias et réunies ici suite à une demande "populaire".
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Dégivrez-moi, supplie votre frigo

Si vous tiriez jusque-là une grande satisfaction du simple fait d’être plus intelligent que votre poubelle, il va falloir vous mettre au Prozac. Dans quelques mois, nous affirment les spécialistes, lorsque vous jetterez une brique de lait, votre poubelle ajoutera “un litre de lait pasteurisé” à votre liste de commissions électronique. Science fiction? Peut-être. Toujours est-il qu’Electrolux vient de présenter son ScreenFridge, un frigo intelligent qui vous suggère une recette en fonction de ce qui vous reste à l’intérieur, que Whirlpool a étudié l’accouplement d’un PC et d’un réfrigérateur, et que NCR envisage très sérieusement la fabrication de la poubelle à puce.
Les tenants de la domotique, cette discipline qui étudie l’interaction entre le domestique et l’informatique, se sont réunis à Cologne il y a peu pour faire le point. Et pour aboutir à une conclusion: acharnons-nous à faire parler les aspirateurs, penser les machines à café et philosopher les lave-vaisselle, même si tous les indices prouvent que la demande n’existe pas réellement. A croire que les départements Recherche et Développement des géants de l’électroménager sont remplis de doux rêveurs ou de Professeurs Tournesol. Ils songent par exemple à commercialiser un four qui dialogue avec le lave-vaisselle pour lui dire, en substance: j’ai cuit le gratin à 300 degrés, mets la gomme pour décaper le plat de cuisson. Quelle ménagère serait prête à verser plusieurs centaines de francs supplémentaires après un argumentaire aussi tiré par les cheveux? Quelle mère de famille rêve de lancer la cuisson du clafoutis familial en surfant sur internet depuis le bureau?
Le principal problème des domoticiens réside dans le coût des “mouchards” placés dans ou sur les objets de consommation. Si la poubelle intelligente se contentait des codes-barres, passe encore. Mais les puces qu’il faudrait greffer sur chaque emballage pour que le système fonctionne sont encore trop chères, et dépasseraient parfois le prix de l’article lui-même. En bref, c’est l’impasse.
Le seul domaine dans lequel la domotique répond actuellement à une vraie demande est l’achat automatisé. ICL et Frigidaire ont lancé en mars dernier un prototype de frigo qui dialogue avec l’épicier branché du coin. Vous manquez de Nutella à minuit? Vous scannez le code-barre du pot sur votre frigo, et vous trouvez un nouveau pot sur le pas de votre porte à sept heures le lendemain matin, ou dès huit heures chez votre épicier, dans un sac à votre nom, avec d’autres produits indispensables à votre bien-être. Bien qu’elle fonctionne déjà sous forme de prototype, cette technique de remplacement automatique pose encore trois problèmes.
D’une part, aucun système de livraison à domicile associé à internet n’est encore rentable. D’autre part, selon Carlene Thissen, présidente de Retail Systems Consulting, les systèmes de gestion de stocks du monde réel (reliés aux caisses enregistreuses) et ceux du monde virtuel (reliés à l’Internet) ne sont souvent pas compatibles. Enfin, la généralisation d’un tel système aboutirait à un monde orwellien, dans lequel vos habitudes de consommation seraient connues et analysables par tout le monde. Dans ce monde trop parfait, imaginé par des marchands qui placent la gestion efficace de leurs stocks avant le respect de la sphère privée des individus, vous seriez captif d’un distributeur unique qui fouillerait dans votre poubelle et détecterait vos envies un jour ou deux avant qu’elles ne vous saisissent.


Pascal Montjovent